Lame sur les lèvres (French Edition) by Loic Henry

Auteur:Loic Henry [Henry, Loic]
La langue: fra
Format: epub
ISBN: 9782755686678
Éditeur: Hugo Publishing
Publié: 2021-03-03T23:00:00+00:00

Intermède

* * *

Vendredi 30 mars

La place pavée accueille quatre cafés et autant de restaurants. Tous ont déployé leurs tables au-dehors pour profiter des rayons du soleil qui ricochent sur les pare-brise et les montures métalliques des lunettes. Le printemps s’imagine déjà maître des lieux, alors que l’hiver n’est que tapi, pour mieux surprendre les imprudents aux jambes ou aux bras nus.

Anonyme grâce à mon hoodie, j’observe mon sucre se dissoudre dans mon café brûlant et je fais mine de lire un article pour me donner une contenance. Zoé apparaît enfin au coin de la rue. Même habillée d’un simple jean et d’un pull large, elle aimante les regards sur son passage. Les hommes y consacrent une fraction de seconde s’ils sont accompagnés, beaucoup plus de temps s’ils sont seuls, tandis que la gent féminine détaille sa silhouette en quête d’une vaine imperfection. Dans un recoin de la terrasse, je fais mine de m’intéresser aux molettes de mon appareil photo et j’en profite pour voler une dizaine de portraits. Zoé s’installe au milieu de la terrasse de l’établissement voisin, puis manipule son téléphone une poignée de minutes avant qu’une femme ne la rejoigne. De loin, je lui donne une trentaine d’années : elle a opté pour une longue robe bleu outremer et un ruban de la même couleur pour dompter sa queue-de-cheval.

Je pose l’appareil photo sur la table. Je le recouvre de mon magazine et je zoome en toute discrétion. Bien qu’elles soient distantes d’une quinzaine de mètres, l’absence d’obstacles dans ma ligne de mire et la stabilité de mon objectif me permettent de les figer dans une série de clichés nets : si je ne capte que la chevelure de Zoé, je saisis le visage de l’inconnue de trois quarts.

Elles discutent pendant une vingtaine de minutes, comme deux amies qui se connaîtraient depuis toujours. Le langage corporel devient de plus en plus intime : les visages et les mains s’approchent, les sourires éclosent, les hochements de tête sont légion. Lorsqu’elles agrippent leur sac pour savoir laquelle réglera la note en premier, je range mon appareil dans son boîtier et je glisse un billet de cinq euros sous la tasse. Je les laisse slalomer entre les tables sans esquisser le moindre geste. Tout se joue en une fraction de seconde. Au moment où je songe à me lever en leur tournant le dos, un homme assis dans ma ligne de mire à l’autre extrémité de la terrasse me devance et rejoint le trottoir opposé sans leur lancer un regard. Alors que les mâles du café se tortillent pour obtenir un meilleur angle de vue, son indifférence sonne faux.

Je reste immobile.

Les deux femmes échangent une bise d’au revoir ; l’homme est toujours pendu à son téléphone. Il ne parle pas, mais opine à intervalles réguliers, comme s’il approuvait les paroles de son correspondant invisible. Rien n’attire l’attention chez lui : cheveux châtain foncé, taille moyenne, ses vêtements ne permettent pas de juger de sa corpulence. Il pourrait tout aussi bien être mince, athlétique ou arborer une bedaine naissante.

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